Il existe bien des hommes qui ne deviennent indispensables que quand ils sont morts. J'ai maintes fois écrit que la seule vérité de la célébrité, c'est le temps qui la dévoile. Parfois, il arrive qu'un artiste ait de l'avance sur son époque, mais on ne reconnaîtra son talent que bien après sa disparition. Nous en connaissons d'autres qui ont un succès considérable sur une période courte, avant de disparaître engloutis par une nouvelle vague. En fait, il faut, pour ne pas mourir réellement, s'adresser d'abord et surtout à l'intelligence, beaucoup plus qu'aux sensations, car l'une dure alors que les autres s'évanouissent aussi vite qu'elles sont arrivées.
Pierre Desproges, pitre, comique, provocateur, chroniqueur de la haine ordinaire des années 1980, est mort il y a vingt ans, le 18 avril 1988. Il aura dérangé, dépité, agacé, mais il aura surtout permis de mettre en évidence que l'humour le plus efficace était celui qui préférait la finesse à la facilité. Journaliste, amuseur public, misanthrope, moraliste, pourfendeur de l'hypocrisie et de la médiocrité de son époque, il n'a pas eu le temps de donner la libre mesure de son talent de tonton flingueur. Il dégainait les mots qui tuent avec la délectation des tireurs d'élite plaçant une balle au coeur d'une cible.
Pierre Desproges aurait eu l'an prochain 70 ans. Il était entré par hasard au quotidien L'Aurore, il y avait décroché une chronique de "brèves" repiquées dans les journaux, qui fut très vite la plus lue du quotidien. Il savait dénicher les perles rares, celles qui donnent une dimension particulière aux faits les plus ordinaires. Il entra véritablement dans le monde des humoristes caustiques quand il travailla aux côtés de Jacques Martin... Son ton décalé, la précision de ses traits d'humour, constitués de flèches acérées, tranchaient sur le reste de l'émission.
Des millions de spectateurs découvrent cependant l'humour apparemment pitoyable de ce clown renfrogné qui interviewe une Françoise Sagan éberluée, à qui il réclame une verveine et montre des photos de son beau-frère en vacances. C'est devenu un moment culte de la télévision que celui-ci, car il tourne en dérision à la fois le métier respecté d'intervieweur, et surtout cette télévision bien pensante qu'il va quitter en plein succès.
Pierre Desproges a toujours revendiqué un certain « élitisme » dans son jeu, une volonté de ne pas s'adresser à tous mais plus sûrement à certains. Admirateur de Paul Léautaud et de Marcel Aymé, il appartient à l'espèce rare des comiques lettrés et préfère, dit-il, plaire à quelques personnes qui le comprennent « qu'à des millions de gens à qui il n'a rien à dire ». C'est ce qui fera sa force, mais aussi sa faiblesse.
Amoureux passionné des mots, Pierre Desproges a passé sa vie à écrire, car il adorait les agencer, les accoupler, les opposer de telle manière qu'ils fassent des étincelles, comme les silex que l'on cogne. A la télévision, il plonge les téléspectateurs dans la consternation ou le dépit avec « La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède ». On y apprend à 20 h 35, en quelques secondes : « Comment vieillir sans déranger les jeunes » ou « Comment ne pas sombrer dans l'antinazisme primaire ». Il dérange forcément, car il donne l'impression de se moquer pas mal de l'appréciation que l'on porte sur sa vision personnelle des événements. Elle est à prendre ou à laisser. Il déverse sa hargne contre l'hypocrisie, la lâcheté, les préjugés ou le bon goût, dans des livres aux titres poétiques : « Vivons heureux en attendant la mort » (1983), le « Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis » (1985) ou ses « Chroniques de la haine ordinaire » (1987). Pierre Desporges se voulait tolérant, mais jamais indulgent. Il souhaitait que chaque mot soit une invitation à réfléchir autrement.
C'est pourtant le « Tribunal des flagrants délires » sur France-Inter, où il joue les procureurs à partir de 1980, qui le consacre, aux côtés de Claude Villers et Luis Régo. Provocateur épidermique, Pierre Desproges ne recule devant rien et laisse libre cours à ses détestations. Il passe au lance-flamme à l'antenne « l'intelligentsia crapoteuse", les jeunes, « les humanistes sirupeux », l'armée, les politiques, les Résistants et les collabos, l'Académie, les communistes, le Pape... : « De la même façon qu'il existe un humour juif, je crois instinctivement pratiquer un humour catholique », explique-t-il en pensant certainement que ses prises de position n'ont souvent pourtant rien de charitables. Je n'ose penser à ce qu'il aurait écrit 20 ans après sur le monde politique actuel... Pierre Desproges, était le rebelle-réactionnaire, le misanthrope-humaniste, qui, comme le personnage principal de son unique roman, « aime trop les hommes pour les tolérer médiocres ».
Exceptionnellement, je vous propose, en hommage à son humour qui aura constitué un bienfait pour la démocratie, un certain nombre de ses phrases piquées au hasard de ses provocations volontaires. Pardonnez-moi ces vendanges, différentes des autres chroniques, mais j'espère que vous prendrez autant de plaisir que moi en relisant ce que je crois être des grains de caviar dans un monde où l'insolence spirituelle se raréfie. En cherchant, vous leur trouverez un lien, vingt ans après, avec l'actualité :
« Ma femme est très portée sur le sexe. Malheureusement ce n'est pas le mien ! »
« La nostalgie c'est comme les coups de soleil : ça fait pas mal pendant, ça fait mal le soir »
« Moi, j'ai pas de cancer, j'en aurai jamais, je suis contre » (NDLR : il est mort d'un cancer à 49 ans)
« La recherche a besoin d'argent dans deux domaines prioritaires : le cancer et les missiles antimissiles. Pour les missiles antimissiles, il y a les impôts. Pour le cancer, on fait la quête. »
« Les deux tiers des enfants du monde meurent de faim, alors même que le troisième tiers crève de son excès de cholestérol »
« Le rire n'est jamais gratuit : l'homme donne à pleurer, mais prête à rire »
« J'essaie de ne pas vivre en contradiction avec les idées que je n'ai pas »
« Les aspirations des pauvres ne sont pas très éloignées des réalités des riches »
« Il faut rire de tout. C'est extrêmement important. C'est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans »
« L'intelligence, c'est le seul outil qui permet à l'homme de mesurer l'étendue de son malheur
« Il ne faut pas désespérer des imbéciles. Avec un peu d'entraînement ont peut arriver à en faire des militaires »
« L'intelligence c'est comme les parachutes, quand on n'en a pas on s'écrase »
« La caractéristique principale d'un ami c'est sa capacité à vous décevoir »
« Que la vie serait belle si tout le monde doutait de tout, si personne n'était sûr de rien. On pourrait supprimer du dictionnaire les trois quarts des mots en « iste », fasciste et communiste, monarchiste et gauchiste, khomeyniste et papiste »
Allez, 20 ans après, le Mousquetaire aurait bien d'autres saillies, mais celles-ci sont mes favorites. Elles entretiennent la flamme de l'intelligence. Cet orfèvre des mots adorait graver les eaux fortes avec de l'acide. C'est bien ce qui nous manque le plus par les temps qui courent, où tout est au ras des pâquerettes.
Mais je déblogue...
P.S. : Annie, tu vois je peux changer de style... et être moi triste !