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9 octobre 2008 4 09 /10 /octobre /2008 00:46

C'était un lundi soir, il y a un peu plus de 45 ans. Inimaginable à notre époque, et encore plus surprenant en ce temps là. Il était là, devant moi, accoudé au comptoir nettoyé à la hâte par la patronne, avec son torchon humide comme le brouillard d'en haut, là-bas, au pays des Flamandes. Accoudé, tirant sur des cigarettes énormes et le regard tourné vers un plat pays qui était le sien. Des demi-bottes aux pieds et une allure dégingandée, nonchalante, absente. La fumée de sa Gitane l'enveloppait dans des volutes sveltes et argentées. Le silence s'était installé dans le Café "Le Sport" donnant sur la place centrale, encore marquée par le souvenir de la fête de la veille. Les ballons de rouge s'enchaînaient, comme des perles pouvant le protéger d'une angoisse palpable. Jacques Brel passait par Créon. J'avais 17 ans, et j'observais avec envie celui qui promenait sa solitude au milieu des autres. Dans quelques heures, sur une scène installée au fond d'un garage transformé en salle de spectacle provisoire, il allait exiber sa silhouette de Don Quichotte, face à un public inconscient de la chance qui lui était offerte par une programmation inouïe à l'échelle d'une ville de 2 500 habitants. Brel traçait la route tous les jours, et son étape lui permettait de vivre la réalité de ces gens là...
Personne ne songeait à importuner celui qui avait accepté de venir avec Mathilde, les Bourgeois, la pendule du salon, Jacky, Fanette et les marins du port d'Amsterdam, déballer son étonnant bric à brac musical. Les Marquises étaient à l'autre bout d'un monde qu'il ne connaissait pas encore. Ici, dans ce bistrot respectueux, il jouait au Robinson Crusoë de comptoir, un art extrêmement rare, que seuls les bourlingueurs des océans, allant de port en port, savent pratiquer. La soirée d'été tardait à se parer de ses habits nocturnes, mais déjà la rue bruissait des promesses des grands soirs. On se penchait à la porte pour apercevoir celui qui était indifférent à la célébrité.
Brutalement, il s'écarta du tabouret où il attendait que l'horloge avance vers l'échéance d'une énième soirée dite de « tour de chant », dans cette France qu'il arpentait avec une volonté inextinguible de contact avec le public. Jacques Brel, entomologiste d'une société distribuant des rôles ingrats aux marins, aux notaires, « au bedeau et même, son Eminence, l'Archiprêtre qui prêche au couvent », quittait la face visible du théâtre des hommes pour se réfugier dans le huis clos d'une chambre à l'étage. Il se fit accompagner d'une caisse de bouteilles de Bordeaux, au rouge aussi vif que celui des drapeaux du temps de Jaurés, histoire de se donner du cœur à l'ouvrage. Il ensevelissait sa tristesse ou son angoisse dans le velours mordoré des rêves lointains que génère le vin.
« Les hommes prudents sont des infirmes » : cette phrase de Jacques Brel, dont ce sera demain le trentième anniversaire de la mort, résume le parcours de celui qui reste l'un des plus grands noms de la chanson francophone et le modèle de l'artiste excessif sur scène. "Ne me quitte pas", "Amsterdam", "Ces gens-là", "Mathilde", "Les vieux"... Brel, ce sont d'abord des chansons devenues des monuments du patrimoine francophone, et dont les textes frappent encore aujourd'hui par leur justesse et leur violence. Aucun d'entre eux n'était encore entré dans la légende, en ce temps-là. Il se préparait simplement à déverser ses obsessions et ses portraits impitoyables, avec l'espoir que, lorsque le rideau retomberait il n'aurait aucun regret, car il aurait tout donné aux autres. Brel, c'est aussi une image. Celle d'un artiste qui semblait se consumer sur scène, comme si sa vie en dépendait, et habitait ses personnages, gestes théâtraux et visage en sueur, postillons au vent. Il ne savait pas ce qu'était la retenue, car il donnait le plus profond de lui-même aux autres, comme Jacky ! Sa valse à mille temps l'emportait aux confins de la raison.
Dans les années 60, Brel passait son temps en tournée : 250 à 300 galas par an, dont l'un le conduisit le premier d'un mois de septembre 1963 à Créon. Il ne cèdera jamais à la tradition du rappel, qu'il juge démagogique, pas plus au cœur de l'Entre Deux Mers qu'ailleurs. En revanche, il aura été au bout de lui-même, en laboureur de l'émotion, en moissonneur des images, en glaneur des moments imaginaires, en pétrisseur des ambiances, en peintre des paysages, en vendangeur de grands crus d'un répertoire exceptionnel. Brel, c'était tout avant l'entrée sur scène, et une enveloppe charnelle vide à sa sortie.
Impossible de rester insensible à la passion dégagée par cet homme, dévoreur des espaces peuplés par des personnages émouvants dans leur simplicité, trop grotesque pour être fausse. Jacques Brel arpenta le plat pays de la scène créonnaise avec une étonnante facilité. « Avec infiniment de brumes à venir, avec le vent de l'Est, écoutez-le tenir, son plat pays finit par être le mien... » Brel entra ce jour-là dans mon esprit comme un homme d'une dimension exceptionnelle par sa tonitruante sincérité. Il imprégnait les cœurs par sa présence, et personne ne pouvait échapper à l'incendie causé par son énergie et sa passion. Sa mort, d'un cancer du poumon, le 9 octobre 1978 à 49 ans, à Bobigny près de Paris (il aurait dû aller s'éteindre à Vesoul), réveilla d'ailleurs un sentiment bizarre en moi, car en quelques minutes, il s'était insinué dans mon univers proche. Même si sa mort ne réveilla que des souvenirs récents, en ce temps là, elle me fit penser aux vers de ce formidable moment de foi dans l'autre que reste « Ne me quitte pas ».
Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s'oublier
Oublier le temps
Qui s'enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
A savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
A coups de pourquoi
Le cœur du bonheur
Je n'ai rien oublié de cette rencontre avec l'un des plus grands poètes de la fin du XX° siècle que notre société veut oublier, car il était hors des sentiers du plat pays avec sa gueule de pilier de comptoir. Il y eut bien des grandes vedettes du music hall qui étaient déjà passées ou qui passèrent par Créon. Aucune ne put rivaliser, dans la profondeur de la prestation, avec Brel. Ni Montand, ni Brassens dont j'ai croisé durant quelques heures le chemin, ne procurèrent pareille émotion.
J'aime encore évoquer ces clichés d'un albatros maladroit posé sur un plancher rugueux, malaisé et brinquebalant. Il portait toute la vérité du personnage, car il n'était pétri que de vérités qu'il déclinait avec un talent naturel leur donnant une dimension exceptionnelle. L'albatros s'envolait, par le cœur et la passion, au-dessus du public. Il happait les regards. il emportait les réticences. Il offrait son âme aux autres. Il survolait avec une insolente facilité un monde auquel il ne reprochait surtout pas sa désolante mesquinerie. Il la dénonçait, il la caricaturait, il la mettait en scène, il la dominait. Il la regrettait tout bonnement, mais il l'aimait.
Ce matin, il y aura trente ans que Brel a disparu dans les nuées pures où viennent se reposer les poètes. Il y est heureux comme il l'était dans les lagons des Marquises. Il y est heureux, car il ne souffrait pas les contraintes. Il y est accoudé au comptoir des immortels, là où l'on déguste éternellement des ballons rouge sang, pour se rappeler les couleurs de la vie. Il y attend, son verre à la main, enrubanné dans la fumée d'une cigarette, toutes celles et tous ceux qui ont eu la chance de partager sa foi dans l'échange et le partage... Il est là, devant moi, au comproir du Café des Sports, homme parmi les hommes. Il fredonne à notre intention :
Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend...

Jacques, tu nous manques car la pendule de notre salon s'affole. Elle croit, la pauvre, que le temps de notre époque n'est que de... l'argent, alors qu'il n'est que ce qui donne de la valeur et un sens à nos souvenirs.
Mais je déblogue... 

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commentaires

S
ta chronique sur Jacques BREL était sublime! J'ai eu la chance de le voir à Créon et ton texte très émouvant a réveillé ce souvenir plus que fort. Encore bravo et merci.
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G
Superbe  et emouvant.
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M
Brel est aussi venu à Andernos. J'ai oublié la date mais pas l'intensité émotionnelle du moment...Pour se replonger dans ces moments inoubliables,restent le coffret Barclay du 25° anniversaire, les CD Olympia 61 et 64, mais aussi ses textes dans"poètes d'aujourd'hui" chez Seghers, pour saisir la qualité et la richesse de son écriture.
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P
Quelle merveilleuse chronique tu nous offres, aujourd'hui, Jean-Marie ! Quelle magnifique bouffée d'air pur au milieu de ces bruissements de crise et ces désastres annoncés !Moi aussi, j'ai assisté, à la fin de l'année 1963, pas à Créon bien sûr, mais dans une petite ville du fin  fond du Pas de Calais, au milieu des corons, des mineurs de fond, et à une poignée de kilomètres de ce plat pays qu'il a si bien chanté et qu'il aimait tant, à une de  ses performances dont il avait le secret, et qui nous remuait le coeur et les tripes !Moi aussi, comme la plupart de celles et ceux de notre génération, j'ai vibré - et même parfois un peu plus -, en lisant ou en écoutant ses textes.....Moi aussi, j'ai souffert, tout le temps de sa maladie,  et j'ai eu le coeur lourd, le jour où il nous a quittés.C'est vrai, Jacques, tu nous manques, mais pour nous qui t'avons admiré et aimé, tu es toujours présent.
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M
superbe hommage à cet homme hors du commun!on peut simplement regretter que la jeune génération ne puisse pas connaître son oeuvre, car bien souvent la passation ne se fait pas.....dommage...
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