10 février 2007
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Il paraît que, quand les Résistants sont entrés dans certains immeubles de la Milice ou de la Gestapo dans les jours qui ont suivi la libération d’une ville, ils ont été effarés de découvrir des monceaux de lettres de dénonciations anonymes. Les Français les plus discrets avaient en effet pris la bonne habitude d’envoyer quelques missives laconiques à qui de droit pour expédier un rival, un voisin, un malheureux juif ayant échappé aux rafles, un ennemi héréditaire, vers les prisons ou les camps de concentration. La dernière guerre fut, à cet égard aussi, le reflet le plus noir de l’âme humaine. Plus de 60 ans plus tard il en reste des séquelles dans une petite cité comme Créon, où rien ne fut pire ou meilleur qu’en d’autres villes de sa taille. On le sait par des non-dits, des souvenirs douloureux, des sourires gênés, des confidences fielleuses : la dernière guerre reste présente dans le tissu social historique. En revanche, toutes les traces matérielles de cette période peu glorieuse ont été soigneusement effacées et les « archives » contenant quelques-uns de ces documents pestilentiels ont disparu avec la mort de celui qui les possédait.
Cette manière d’agir appartient, croit-on, à un moment douloureux de notre Histoire. Elle était liée, pense-t-on, avec une idéologie haineuse dont on ne pouvait imaginer qu’elle effectuerait son retour sur la planète. En fait, il faut bien constater la pérennité des comportements sociaux. La forme se modifie, mais le fond demeure. Comme les techniques évoluent et que l’écrit perd de son importance, les nostalgiques du découpage des lettres à la une de la presse quotidienne, pour confectionner un message patiemment collé, se raréfient. Ils laissent la place aux virtuoses du clavier ou aux corbeaux téléphoniques. Mais rien n’a véritablement changé ! Les délateurs se refont une santé grâce aux technologies modernes, qui n’ont jamais autant favorisé la lâcheté. Ces accusateurs zélés, ces justiciers masqués, ces roquets peureux, reviennent à la mode, dans le plus pur style de leurs illustres prédécesseurs. Ils envahissent la toile après avoir utilisé quelques bonnes vieilles recettes. Cette semaine m’aura convaincu que notre démocratie n’a guère progressé, contrairement aux apparences.
TOTALEMENT BOULEVERSEE PAR TANT DE HAINE D’abord, l’une de mes plus proches amies est arrivée hier matin, totalement bouleversée, dans mon bureau, pour me confier son désarroi. Elle avait, sur son répondeur téléphonique, un morceau de bravoure anonyme la couvrant de boue. Une femme, probablement bien pensante, déversait sa haine sur son engagement associatif local. Cette voix, filtrée par un mouchoir, commentait en termes véritablement orduriers son passé et son action actuelle. Démoralisée, abattue par tant d’insultes anonymes, cette proche n’ose plus sortir de chez elle, tellement elle a honte… de ce qu’elle a pourtant été la seule à entendre. Un fait récent, dont on n’imagine pas combien il est courant. Ce bel acte de bravoure en suivait en effet un autre, similaire, qu’était venu me conter une autre personne, elle aussi victime de cette « corneille » commentatrice de l’actualité. Même méthode, même hargne, mêmes dénonciations… et même résultat sur le moral de la victime. Renseignements pris, le « sport » se pratique avec un talent répétitif et d’autres personnalités créonnaises subissent également la pression de cette harpie se prenant pour une justicière de caniveau. Depuis le début de l’année, une demi-douzaine de personnes m’ont confié leur détresse face à cet acharnement qui les poursuit, sans qu’ils puissent porter plainte car les messages sont très fortuits et espacés dans le temps. Ce comportement demeure cependant classique, mais confiné à des périmètres réduits. Il porte essentiellement sur des querelles futiles, qui finissent par obséder des esprits dérangés. Le malheur, c’est qu’il existe encore à notre époque, dans laquelle, tout de même, la liberté d’expression permet, avec un brin de courage, de régler ses comptes en direct. Jamais peut-être les opportunités de se prononcer publiquement, ouvertement sur les comportements sociaux publics n’ont été aussi nombreuses. D’ailleurs, dans la majorité des cas, les coupaREVOLTANT MAIS TELLEMENT REEL Toutes les semaines, arrivent ainsi en Mairie, avec un style plus ou moins alerte, des courriers destinés à « attirer mon aimable attention » sur quelques broutilles effectuées par un habitant ou un autre. J’ai vu, par exemple, mardi des lettres dénonçant, pour une affaire tout à fait banale (une construction de 5 m² modifiée sans permis de construire) un jeune couple qui tente de remettre en état une maison. L’affaire, portée devant les services officiels, a été marchandée 15 000 € avant attaque en règle… Devant le refus des intéressés de s’acquitter de cette somme, des courriers recommandés avec accusé de réception ont été adressés au Maire, par le voisin soucieux de l’urbanisme, lui demandant la démolition. Révoltant, mais tellement réel. La technique du Zorro de la réglementation n’a pas évolué, mais elle s’est seulement adaptée au contexte favorable actuel. Ces délateurs de proximité utilisent en général oralement une phrase symbolique qui donne immédiatement le ton de leur intervention « je ne vous ai rien dit, mais si vous voulez voir c’est facile… » et ils enchaînent par toutes les précisions qu’ils ont soigneusement relevées. Cette attitude « bienveillante » se trouve amplifiée par le fameux et incontournable « bouche à oreille ». Paradoxalement, alors que nous sommes dans une société de l’information, elle s’amplifie au fil des mois. Le cheminement de ces « nouvelles de première bourre » relève du parcours secret. La technique est mortelle, car elle ne repose sur aucune preuve, mais s’accrédite justement par son développement. Cette semaine courait sous les arcades le syndrome de l’insécurité créonnaise basé sur des faits commis dans la nuit de samedi à dimanche dernier. On y avait transformé des pétards en attentats, une porte mal fermée en effraction et saccage, des déambulations nocturnes en bandes organisées, une hypothétique présence inquiétante auprès d’une fillette en tentative d’enlèvement… Bien évidemment on ne cite pas de noms pour tout cela, mais on en suggère quelques-uns, et il ne fait pas bon alors pour ces gens de supporter le regard des autres. Pour l’insécurité, l’amalgame est vite fait : ce sont les jeunes en général et surtout pas ses enfants ou petits-enfants. Dans les domaines plus graves, on cherche dans le paysage celui qui détonne un peu en raison de sa supposée marginalisation sociale. De toutes manières, dénoncer ne fait pas de mal et permet de jouer enfin un rôle. Il existe donc des spécialistes de ce type d’accommodement de la vérité, dont le trajet passe parfois par un comptoir de bistrot, ou un local public de rencontre. La sortie des écoles regorge de porteuses de vérités adaptées. Les dénonciations s’y amplifient, sur des sujets parfois portés par l’actualité nationale, comme si quelques personnes voulaient absolument rejoindre le rêve du témoignage diffusé durant le Jité de 20 heures sur TF1 !
UNE CLASSE SUPERIEURE : LE JUSTICIER INTERNAUTE Désormais on trouve aussi une classe supérieure : l’internaute anonyme justicier. Elle a abandonné les trottoirs, les cafés, les rencontres du marché hebdomadaire, pour se replier devant son ordinateur. C’est à la fois encore plus discret et surtout beaucoup plus rassurant car les risques sont très limités. En se planquant derrière un pseudonyme, on peut facilement agresser n’importe qui, et régler son compte à tous ceux que l’on hait, parce qu’ils ne portent pas les mêmes idées que vous. En fait, cette technique nouvelle a remplacé la lettre soigneusement agencée pour devenir un « post anonyme », ce qui fait évidemment plus branché. Tant que la dénonciation ne porte que sur les idées, le mal n’est pas terrible et l’on s’en remet, mais dès qu’elle touche à la personne, les dégâts sont plus importants. Et pourtant, le phénomène ne cesse de croître. Dans la période actuelle, il vaut mieux, par exemple en politique, être un fan dégoulinant d’enthousiasme qu’une pauvre « truie qui doute un peu ». La surveillance est organisée, et les attaques deviennent de plus en plus indignes du débat… sous le couvert de cet anonymat tellement paisible. Des pools d’internautes masqués ont en charge cette déstabilisation des résistants. Ils existent, ces Dieux du clavier : je les ai rencontrés cette semaine ! Dans tous les camps, ils envahissent les espaces pouvant être investis pour attaquer les « amis réputés ennemis » ou conforter les « ennemis devenus amis ». Même les silences sont pointés du doigt et dénoncés, comme en 42, comme une preuve de collusion avec l’adversaire, ou pire, comme une probable responsabilité future dans la suite des événements. Durant la dernière guerre celui qui ne chantait pas « Maréchal nous voilà… » et qui demeurait solidement ancré silencieusement dans ses convictions, risquait sa vie car sa passivité devenait suspecte. Il en va de même dans les travées du stade, où les supporteurs entonnent « celui qui ne saute pas n’est pas Marseillais ! ». On en est rendu là ! Le travail sérieux, quotidien, la participation contradictoire aux débats, le doute, sont devenus dénonçables par les ayatollahs de la pensée unique, au nom de l’efficacité et du suspect présumé coupable. Internet favorise grandement le développement de cette tendance, puisque si vous prenez la plate-forme over-blog on vous y recommande fortement d’utiliser, pour l’écriture de votre blog, un pseudonyme, en sachant que de toutes les manières on peut vous identifier (comme je le fais) facilement grâce à l’I.P. de l’ordinateur. Cette délation technologique va connaître, dans les semaines à venir, sa période faste. Une sorte de printemps de l’anonymat s’annonce… La démocratie en sortira grandie ! Gloire aux acolytes anonymes : le royaume leur est ouvert.
Mais je déblogue…