Les repas entre amis politiques (je sais c’est déjà antinomique), constituent pour moi des moments privilégiés. D’abord, parce que ce sont des haltes sur les chemins du quotidien, durant lesquelles les décisions, les faits, les propos, les gestes échappent aux règles habituelles de la prudence. Nul n’est là pour juger, et on peut véritablement se laisser aller : on respire autre chose que l’opinion dominante habituelle. La vie publique ressemble, ensuite, à celle de l’abeille que l’entomologiste a marqué d’un point de couleur, et dont il observe en permanence les allées et venues, les comportements, les actes pour en tirer des conclusions plus ou moins vérifiables sur ses états d’âme. La pression naît de ce sentiment qui plane sur l’interprétation qui pourrait être faite de tout écrit, toute parole, toute attitude. Un soir ou un midi, de temps en temps, il devient donc possible d’échapper, dans une ruche plus ou moins fournie, à la loupe des savants du café du commerce ou de ceux formés pour justement détecter les « pailles » dans les regards des autres.
Dans ce type de moments, trop rares, se pratique le sport le plus agréable. Il devient en effet possible de se défouler en effectuant un parcours de vérité particulièrement bienfaisant, consistant à pouvoir dire ce que l’on ne peut jamais ou rarement dire. Il n’y a rien de plus agréable que ce parcours dans le quotidien qui vous affranchit de toutes les prudences. On tire à vue, avec une propension à la rafale vacharde qui porte, vous vous en doutez bien, toujours sur les absents.
D’ailleurs hier, au Lac, tous les ténors du PS avaient réservé une bout de salle de restaurant pour "dépioter" avec leurs "amis" un contexte particulièrement serré. En revanche, en dehors de ces moments de vérité, ils sont allés faire un tour sous les regards plus ou moins amènes des troupes rassemblées en faveur du projet. Les crimes parfaits ne se commentent que dans un cercle restreint, et s’effectuent dans la pénombre des cabinets. La spécialité française à laquelle on ne fait plus assez référence, repose sur cette propension à régler les choses les plus importantes de la vie, autour d’une table publique ou privée. Quand on lance à quelqu’un : « on se fait une bouffe » c’est, qu’en général, on a besoin d’en expédier aux autres…
AJUSTER LES POSITIONS
Lors de l’apéritif, première étape, moment clé de ce type de rencontre, se confient les nouvelles les plus proches. On échange sur l’immédiat, pour éventuellement ajuster les positions qui pourraient être prises ultérieurement. Les propos se confient en tête à tête, afin de prendre la température du moment. Les groupes ne se constituent qu’autour des responsables, dont il faut absolument connaître par avance les états d’âmes, au cas où il faudrait s’exprimer un peut trop brutalement. Ce « round d’observation » est particulièrement intéressant à analyser. Il donne, en premier lieu, la « tonalité » du menu du jour. En général, il vaut d’ailleurs mieux écouter que s’exprimer.
La durée de cette partie apéritive dépend souvent de la ponctualité des invités. L’importance se juge ainsi parfois au retard… Celui qui s’estime indispensable donne du temps au temps, sachant que nul n’osera s’installer en son absence.
Le placement à table devient alors la seconde étape de ce repas entre amis. Il faut, non pas être à coté du mentor du jour (ou supposé tel) mais le plus possible face à lui, car c’est le meilleur moyen de se positionner en tant que référence. Ces places là sont chères, et ne relèvent pas de l’appropriation sauvage. En général, elles sont vite occupées par les plus ambitieux. On les repère aisément, car ils vont discrètement effectuer un droit de préemption en plaçant un objet personnel qui ouvre ensuite, au moins, des possibilités de négociation.
Si on vous affecte une place aux cotés de la personne la plus influente, ce n’est que pour affirmer votre rôle de chef potentiel ou parfois, et c’est beaucoup plus subtil, pour ne vous attribuer qu’un rôle honorifique, et vous écarter de l’action elle-même. Il faut surtout être attentif au fait qu’en se mettant du même côté que le leader, on se privera du fait qu’il mémorise votre visage et votre prise de parole. Mieux vaut donc être visible de lui à une place plus lointaine. Autre détail à ne pas négliger : le sens du parcours des aiguilles d’une montre. C’est en effet sur cette base-là que circulera, ensuite, la première possibilité de donner son avis. En s’asseyant par exemple à côté du leader, mais à sa gauche, on est quasiment sûr que, quand votre tour arrivera, tout aura été déjà dit, et que vous risquez de ne pas faire très original…
INSTALLATION COMPLEXE ET SUBTILE
Cette installation très complexe et extrêmement subtile constitue un préalable au véritable repas entre « amis politiques », qu’il faut nettement distinguer dans la hiérarchie du « buffet entre amis », et du « banquet entre amis », beaucoup moins importants, car beaucoup moins valorisant pour les participants. Ce sont un peu ce que sont les « concerts grand public » au « soirées de cabaret ». Le nombre nuit fortement à l’efficacité du projet.
Dans un premier temps, en général, il est indispensable d’écouter l’analyse de la puissance invitante. Par respect et par tradition, c’est elle qui va donner le « la ». Ce sera, soit la confirmation de ce que l’on a glané dans la période d’attente avant de passer à table, soit la surprise totale qui va nécessiter un réajustement des positions. Ce propos liminaire se prononce très souvent après l’entrée. Il n’est jamais extrêmement agressif ou inédit. Il se contente de faire un point sans trop d’aspérités, dans l’attente des commentaires des uns et des autres. Il ne soulève que rarement de l’étonnement ou des interrogations profondes car, en France, dans un repas, il ne faut surtout pas gâcher les premiers pas dans le menu. Le repas perdra ensuite de son importance quand on entrera dans le débat si c’est l’objet du jour. Souvent, en effet, une extrême prudence autour de la table conduira les convives à … rester sur leur faim ! Ils repartiront sans avoir pu exprimer autre chose qu’un soutien appuyé à l’invitant du jour.
STRATEGIE BIEN MAITRISEE
A contrario, il arrive que, immédiatement, par une stratégie bien maîtrisée les empêcheurs de déjeuner paisiblement entre amis sévissent. Ils savent que, pour affirmer une identité, il est indispensable de faire dans la contradiction. Ils n’ont une chance de marquer des points que s’ils sont dans les premiers ou… les derniers intervenants lors du tour de table, car ils auront le privilège d’avoir lancé la discussion, et on ne fera plus que référence à leurs propos avec ce début d’intervention dévalorisant pour les autres : « comme on l’a dit tout à l’heure… » ou, pire : « je partage tout à fait l’analyse de… ». En fin de parcours de la parole, on peut se distinguer en prenant à contre-pied l’ensemble des intervenants et en jouant le vilain petit canard grincheux qui a la digestion des arguments difficiles. Tout dépendra, en fait, de l’ambiance générale, soit optimiste (pas de critiques et tout va bien dans le meilleur des mondes possibles) soit pessimiste (alerte générale, repli stratégique, attente de jours meilleurs…).
La manière de quitter les lieux deviendra alors primordiale : retraite discrète, après un sentiment d’échec, départ pour des raisons d’emploi du temps, quand on a constaté que rien de dangereux ne s’était produit, maintien sur place jusqu’au dernier moment pour savourer son succès ou pour, tout simplement, ne rien manquer au moment crucial du café. C’est en effet à ce moment là que se règlent les comptes, et que tombent les phrases les plus dures ou les plus significatives. Il est bien connu que c’est aussi entre la poire et le fromage que se font, en France, les véritables confidences.
Dans un repas entre amis, il vaut donc mieux ne pas trop s’absenter, car les amis qui vous veulent du bien finiront, un jour ou l’autre, par profiter de votre départ anticipé pour balancer la flèche qui tue.
Allez n’hésitez pas, si par hasard, en politique ou ailleurs, on vous invite à « faire une bouffe… » sachez que la meilleure chose qui puisse vous arriver, c’est qu’à la fin du repas on vous propose d'en faire une autre pour régler les problèmes qui n’ont pas été évoqués lors de celle-ci. Ce sera la preuve que le menu a constitué l’essentiel de la réunion.
Mais je déblogue…