La borne tricolore du 14 juillet sur le chemin du temps symbolise le passage d'une frontière entre deux conceptions sociales opposées. En fait, la révolte des boutiquiers, des artisans, des passants honnêtes, des employés, des révoltés de tous ordres, des malandrins aussi, constitua ce jour-là une foule énorme de 40 000 à 50 000 personnes(selon les organisateurs, car la police ne comptait pas encore les manifestants). Elle se présenta devant les Invalides pour s'en emparer de force. Pour défendre le fameux « Hôtel », il existait des canons, servis par des invalides des guerres antérieures, mais ceux-ci ne furent pas disposés à ouvrir le feu sur les Parisiens, car ils connaissaient les ravages de la guerre dont ils portaient les stigmates dans leur chair. À quelques centaines de mètres de là, plusieurs régiments campaient sur l'esplanade du Champ de Mars. Le commandant réunit les chefs des corps pour savoir si leurs soldats marcheraient sur les émeutiers. Unanimement, ils répondirent non. Ceux de notre époque en feraient-ils de même ? Ce fut l'évènement capital de la journée. La foule, que rien désormais ne pouvait arrêter, escalada les fossés des Invalides, défonça les grilles, descendit dans les caves et s'empara des 30 000 à 40 000 fusils à poudre noire qui y étaient stockés, ainsi que de 12 pièces de canons, et d'un mortier. Les Parisiens furent désormais armés, mais il ne leur manquait que de quoi faire parler la poudre à canon et faire siffler les balles. Le bruit courut qu'il y en avait au château de la Bastille... Le système médiatique n'était pas aussi performant que maintenant, mais la rumeur réalisait au moins autant de ravages. Elle fit donc l'Histoire !
En marchant vers la forteresse, les « sujets » de sa majesté allaient, pour la première fois, devenir des « citoyens ». C'est là que se situa le tournant de la société française. Ils découvrirent que solidairement, hors des contraintes imposées par le pouvoir, en agissant collectivement, ils pouvaient influer sur le cours de leur propre vie. Il ne faut absolument pas voir autre chose, dans ce rendez-vous avec l'Histoire, qu'un moment de prise de conscience de la force d'un peuple, face à un processus destiné à le maintenir dans une indifférence bénéfique pour les classes en place. Il faudra d'ailleurs bien du temps avant que le symbole d'un acte révolutionnaire, au sens premier du terme, s'inscrive dans l'Histoire autrement que comme un fait divers.
Le débat date de 1880. Et pour mémoire, il agita au moins autant que la réforme constitutionnelle en cours dans les hémicycles institutionnels. Voici les textes fondateurs : comme le dit Henri Martin, sénateur d'alors qui avait en charge la présentation de la proposition de loi datée du 21 mai 1880, et portée par Benjamin Raspail qui l'avait signée avec 64 députés, ce projet indiquait que " la République adopte comme jour de fête nationale annuelle le 14 juillet ".
L'Assemblée a voté le texte dans ses séances des 21 mai et 8 juin 1880, et le Sénat l'a approuvé dans ses séances des 27 et 29 juin 1880, à la majorité de 173 contre 64, après qu'une proposition en faveur du 4 août eût été refusée. La loi est promulguée le 6 juillet ! Le ministre de l'intérieur prescrit aux préfets, toujours prompts à exécuter les ordres du chef, de veiller à ce que cette journée « soit célébrée avec autant d'éclat que le comportent les ressources locales ». Le sénateur Martin, le bien nommé, avait notamment déclaré à la tribune du Palais du Luxembourg : « ce jour-là, le 14 juillet 1790, a fait, je ne veux pas dire l'âme de la France, [...] mais la révolution a donné à la France conscience d'elle-même ».
PAS ENCORE UN SPECTACLE
Il reprenait une idée républicaine, déjà partagée depuis quelques mois par ses collègues parfois meurtris par les événements de 1871, qui avait vu la Commune écrasée dans le sang, alors qu'elle tentait de prendre une autre Bastille, celle du pouvoir faussement démocratique d'alors. Il fallait absolument réhabiliter ce passage mythique par la révolution d'un statut à un autre.
En 1878, le ministère Dufaure avait fixé au 30 juin une fête parisienne en l'honneur de la République. Elle fut d'ailleurs immortalisée par un tableau de Claude Monet. Le 14 juillet 1879 avait pris un caractère semi-officiel, mais contesté par les réactionnaires de tous poils. Après une revue des troupes à Longchamp (le 13 juillet), une réception est organisée le 14 à la Chambre des députés, à l'initiative de Gambetta qui avait donné une certaine tonalité à la tribune de la fête célébrée au Pré Catelan, puisqu'à ses cotés on trouvait Louis Blanc et ... Victor Hugo. L'histoire ne dit pas si sa femme était présente en revanche sur l'estrade ! Ce ne fut pas un show international ou un spectacle mis en scène pour la circonstance.
En ce jour du 14 juillet 2008, sur les Champs Elysées, le « pouvoir », quel que soit d'ailleurs son orientation politique, a repris les rênes en transformant ce passage par la révolte du sujet au citoyen, en parade militaire parfaitement maîtrisée. Ce qui fut spontané, inorganisé, impulsif, a été transformé, en 128 ans, en événement aussi policé que possible. Aucune trace de contestation, puisque l'Armée était considérée comme la grande muette depuis des décennies. On s'offre le paradoxe extraordinaire de fêter l'indiscipline dans l'ordre millimétré, la gouaille par le silence, la contestation violente par l'hommage rendu aux pouvoirs en place. En fait, le citoyen se trouve dépossédé de l'acte qui l'a fait naître.
LE DIALOGUE SOCIAL REFUSE
Durant la journée du 14 juillet 1789, il y avait eu pourtant de nombreux « Grenelle de l'acte révolutionnaire », avec un dialogue social prôné par les émeutiers eux-mêmes. Ils se voulaient partenaires de l'ordre juste et pas démolisseur de ceux qu'ils ne contestaient que parce qu'ils étaient à cent lieues de leurs difficultés quotidiennes. On ne sait pas assez que les négociations eurent lieu à 4 reprises dans la journée. Pressés par la foule des contestataires, les grands électeurs de la ville de Paris, en réunion à l'Hôtel de Ville, envoyèrent une délégation au gouverneur de la Bastille, le fameux Monsieur de Launay qui y perdra la tête, avec pour mission de demander la distribution de la poudre et des balles aux Parisiens qui doivent former une « milice bourgeoise ». Cette délégation est reçue avec amabilité, elle est même invitée... à déjeuner (ça se faisait déjà !), mais repart bredouille. À 11 heures 30 une seconde délégation conduite par Jacques Alexis Thuriot de la Rozière (sic) et Louis Ethys de Corny (re sic) se rend à nouveau, pour un « Grenelle » de l'environnement qui sent la poudre, au château de la Bastille. Elle ne peut rien obtenir. La foule des émeutiers, armée des fusils pris aux Invalides s'agglutine devant la Bastille. Vers 14 heures, une troisième délégation se rend à la Bastille; dans cette ambassade populaire se trouve même un abbé. Rien n'y fait ! Une quatrième délégation retourne à 15 heures à la Bastille avec de nouveau Louis Ethis de Corny, mais n'obtient toujours rien. Les soldats de la garnison de la Bastille et les assiégeants se tirent les uns sur les autres... la rupture est consommée. Le dialogue social est rompu. On va appliquer, pour la première fois dans notre Histoire, les principes de la lutte des classes !
LA BASTILLE MEDIATIQUE
Il n'existe à notre époque que des « bastilles virtuelles » à prendre. Certes, on pourrait bien assimiler un centre de rétention pour sans papiers à cette zone de non-droit que représentait alors la forteresse du Marquis de Launay, mais personne n'est prêt à sacrifier un jour férié de vacances pour partir manifester à 50 000 contre un tel lieu ! Une reprise en mains pernicieuse a eu lieu. Elle accentue ses effets depuis maintenant une poignée d'années. Elle a réussi son œuvre sans effusion de sang et sans usage de la poudre à canon, en transformant le « citoyen » en « consommateur ». Lentement, le système de la « loi du marché » a rongé cet esprit de révolte qui doit sommeiller dans chaque esprit. En imposant des références permanentes au « pouvoir d'achat » plus qu'au « pouvoir citoyen » on a fini par détruire les motivations, certes alors dans l'inconscient collectif car non formalisées, des « émeutiers » du 14 juillet 1789.
Ils n'avaient pas l'arme de leur bulletin de vote pour faire parler la poudre de leur mécontentement, c'est la raison qui les a poussé à rechercher des fusils et des canons. Ils ne voulaient plus subir. Ils ne supportaient pas l'injustice de leur sort, mais n'avaient aucun autre moyen que les armes pour l'exprimer. La « Bastille » de ce siècle que nous devrions assiéger et prendre, c'est celle que verrouillent de plus en plus les Princes du CAC 40 et les Marquis du profit : la bastille médiatique ! Chaque jour un peu plus, elle intoxique par ses images, par ses choix, par ses outrances, les consciences fragiles. Elle peut « tuer » ou faire « tuer », seulement par la répétition de ses contenus explosifs à terme pour une société en proie au doute. Elle sait aussi influer, intriguer, promouvoir les gens qui lui conviennent, afin de générer cette notoriété fabriquée qui a remplacé pour beaucoup la notion de popularité, trop liée au goût instinctif du Peuple ! Désormais, il vient au spectacle. il adore s'en mettre plein les mirettes, à ses propres frais quand il est contribuable. Il aime par-dessus tout contempler les "vedettes" du défilé ! Il vient s'estourbir de sons guerriers. Il pense, avec une larme à l'oeil, à ces soldats morts au combat et oublie les millions qui ont été abattus par des balles républicaines ! TF1 a été remarquable dans son registre habituel.
Si 40 000 parisiens selon les historiens, et 20 000 selon les forces de l'ordre, ont réussi à faire basculer la Royauté par un acte symbolique, on doit espérer qu'un jour les «consommateurs de politique » comme de tout le reste, sauront faire leur prise de la Bastille. Il faudra alors, ce jour là, défiler dans les rues, dans le désordre, la joie, la liberté absolue, que seuls les gens ayant eu le courage de se débarrasser de leurs fers peuvent ressentir. En regardant, sur votre écran de télé, les images de la tribune officielle de ce 14 juillet 2008, pensez donc à éteindre le poste quelques instants, pour revenir à la vraie signification de cette journée qui n'est plus celle du peuple, par le Peuple et avec le Peuple. Regardez bien la cour... et inscrivez comme Louis XVI sur le carnet de votre vie personnelle à la page du 14 juillet 2008 : « Rien ! »
Mais je déblogue...