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23 janvier 2007 2 23 /01 /janvier /2007 08:07
Selon une formule célèbre, il est encore plus grand mort que vivant. C’est une tradition sociale qui veut que quand vous quittez cette terre on vous couvre de louanges comme pour expier les mauvaises paroles antérieures. Dans le fond, cette attitude permet probablement aussi de se rassurer. Au cas où…un jour on se trouve à la place de celle ou celui dont on parle. L’abbé Pierre n’échappe pas, logiquement, à la règle bien que pour être encore plus dithyrambique que ce dont il a déjà bénéficié depuis des décennies, il faut avoir une imagination débordante. En fait, bien davantage qu’un homme exceptionnel, c’est simplement la mauvaise conscience de bien des gens qui tire sa révérence. Et qui sait si ça ne soulage pas les uns, autant que ça attriste les autres. Ils n’auront plus cet œil noir et rusé, qui épie leurs " non faits " et leurs " non gestes " pour, de temps en temps, les placer face à leurs promesses oubliées. Le soulagement doit bien naître dans des esprits peu chagrins, car pragmatiques ou cruels.
Celui que mon vieil ami Serge Raffy, rédacteur en chef du Nouvel Observateur, appelle dans un entretien publié hier, le " Tapie de l’Evangile ", s’est toujours arrangé pour être incontournable durant un demi siècle. Quand il s’absentait pour cause de désespoir dans la politique, on allait le chercher, pour démonter les certitudes en une ou deux phrases bien senties. Il était devenu, intelligemment et lucidement, un " exploitant " d’un système médiatique raffolant à la fois de bons sentiments et de coups de gueule sincères. Il leur offrait de la réalité quand elle vivait dans le secret ou le virtuel. L’abbé chiffonnier avait compris, bien avant tout le monde, que la provocation constituait le sésame vers la célébrité. Comme tous les guerriers de l’idéal il n’ignorait pas qu’il prendrait des gnons dans la mêlée, mais il avait une protection : celle des hommes de foi concrète.
Sa soutane, dont il n’a jamais voulu se démettre, lui servait en effet de cuirasse, comme celle dont se paraient les chevaliers défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Elle le prémunissait des morsures d’une caste, honteuse d’être placée face à ses insuffisances et ses renoncements. Les flèches des indifférents, les moulinets des glaives de la légalité, les lances institutionnelles se brisaient sur ce vêtement qui le rendait immortel. Sous sa pèlerine, Henri Gouès devenu Pierre, se donnait une stature impressionnante de Superman de la charité.
Cet abbé, surgi du plus profond de la nuit de l’indifférence, avait parfaitement compris que la lumière ne pouvait venir que par l’appropriation dosée des médias. Il y déversait ses colères, comme d’autres y apportent leur autosatisfaction. Son fameux appel de 1954, sur les ondes de Radio Luxembourg, restera dans la même lignée que le " J’accuse ! " de Zola dans l’Aurore, ou les phrases de De Gaulle le 18 juin 1940. Il y a peu d’hommes qui, comme eux, ont su être là au bon moment, au carrefour des consciences, avec les mots justes et la passion qu’il faut pour toucher les cœurs de pierre comme ceux d’amadou. Nul ne peut prétendre que ce qui fut, en ce jour, parfois spontané, généreux, emporté, chaleureux n’est pas devenu ensuite calculé, efficace, raisonné, froid au nom de la nécessité d’agir. Il a su, avec une patience d’entomologiste, observer ce monde médiatique pour lui apporter épisodiquement ce qu’il voulait : le sensationnel vertueux.
Jacques Chirac, dont le besoin en image " pieuse " n’a jamais été aussi prégnant, va donc vite sauter sur l’opportunité de récupérer une part de ce monopole du cœur qui constituait la rente de situation de l’abbé Pierre. Durant cette semaine, il s’agira de bénéficier de l’effet transfert. Les morts célèbres continuent en effet à être des puits où l’on peut quérir une part de leur gloire. Il suffit de constater combien de gens affirment les avoir toujours soutenus dans leur action, ne jamais les avoir abandonnés, même dans les moments difficiles, s’être empressés de les défendre quand ils erraient dans les incertitudes pour se persuader que la sincérité s’estompe devant les retombées potentielles. Si l’on n’a pas été récupéré de son vivant, on le sera certainement lorsque la mort sera venue, quand leurs paroles vous rapprochent des autres, vous redonnent un semblant de virginité et surtout font oublier provisoirement vos insuffisances, c’est une véritable aubaine. Autant en profiter.
L’abbé, dans son testament, avait prévu que ce culte de la personnalité qu’il avait tout fait pour éliminer le suivrait dans la tombe. Il n’avait absolument rien demandé de " national ", afin de préserver justement ce qui avait constitué sa force : être estimé  non pour ce qu’il faisait, mais pour ce qu’il représentait. Ses "différents objets personnels" devront, selon ses dernières volontés, être récupérés par ses légataires, comme "des comptes courants dont la gestion sera désormais confiée à des successeurs". Il a souhaité, rançon économique de son succès, que le nom "Abbé Pierre", qui a été déposé, bénéficie d'une protection légale. Certainement hostile à la culture des reliques " sanctifiables ", il a exigé que "sa légendaire pèlerine noire qu'un colonel de pompiers lui avait donné lors de la fameuse insurrection de la pauvreté de février 1954", soit remise au musée des sapeurs-pompiers de Paris, où, c’est certain, elle fera l’objet d’un pèlerinage pendant une décennie ou deux.
Il a également délivré un véritable message à la hiérarchie de cette église qui ne l’a  jamais  véritablement aimé, en demandant de "faire parvenir au pape un paquet contenant un ostensoir fabriqué avec une lampe de poche". Une manière de lui rappeler que la lumière vient de l’action et pas de la théologie. Il n’est pas certain que ce soit l’objet favori de Benoît XVI ! Enfin, il a prévu que durant ses funérailles soient interprétés des chants grégoriens en… latin, un Magnificat en français, et sur le chemin du cimetière d'Esteville (Seine-Maritime) où il rejoindra les premiers apôtres rencontrés à Emmaüs, le chant des adieux, "Ce n'est qu'un au-revoir", un choral dont les paroles ont été composées par le père Jacques Sevin, fondateur du scoutisme français, sur une musique traditionnelle écossaise. Il passera ainsi de la plus pure tradition catholique, pour aller, avec un chant païen, vers la terre de la solidarité définitive.
Ces détails démontrent que toute sa vie, il a justement fait de cette fraternité de proximité son credo. Inutile d’aller chercher, avec lui, dans le lointain, les éléments pour s’épanouir dans les autres. La rencontre utile aura été sous un pont, près d’un tas d’ordures, dans une station de métro, dans des cartons anonymes, sous une porte cochère et non pas à l’autre bout du monde. Oser regarder la misère dans les yeux, chez nous. L’écouter, faute parfois de pouvoir la soigner, interpelle davantage les esprits que des partages exotiques. Ses combats ressemblaient davantage à des corps à corps épuisants qu’à ces batailles politiques convenues, qui plaisent tant aux généraux exterminateurs, mais qui les exonèrent de leur propre responsabilité.
Hier, Henri Grouès est mort comme le dormeur du val… de Grâce. Sa dépouille humaine portait une blessure sur le coté. Un blessure jamais cicatrisée causée par toutes les flèches de l’indifférence que sa soutane n’avait pas arrêtées. Il a laissé la défroque de l’abbé Pierre sur la terre comme un mythe susceptible de résister à la redoutable épreuve du temps. Hier un homme a quitté le monde, c’est Henri Grouès, qui avait su se fondre dans l’aura donnée par l’action rebelle méthodiquement organisée de l’abbé Pierre. Il avait su concilier le cœur et la raison, et si le cœur d’Henri Grouès s’est arrêté, les raisons qui l’ont fait battre ne disparaissent pas avec lui ! Il faudra maintenant attendre qu’un autre se lève pour reprendre les combats d’un Don Quichotte évitant les moulins à vent, pour taper là où les consciences ont mal.
Mais je déblogue…
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commentaires

F
Pour info, le blog d'Alain Ayache, qui possède le groupe de presse du même nom, vient d'être lancé. On y trouve des petites infos politiques assez sympa ! je crois que l'adresse est alainayache.com
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J
Les sans-logis ont une nouvelle étoile accrochée à leur plafond...
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E
Je regrette que nos sociétés ne respectent plus la période du deuil, qui permet de ne pas se plonger immédiatement dans l'analyse rationnelle de la vie du défunt. Que le jour même de sa mort on nous expose les vices et les vertus de l'abbé Pierre, qu'on dissèque sa vie, ses succès, ses erreurs, me laisse une sensation d'amertume...<br /> http://egocognito.over-blog.com/
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E
Très bel article !<br /> Depuis hier nous sommes "overdosés" du sujet ! Nous entendons tout et n'importe quoi ! C'est insupportable ! Mais là, je pense que l'AP lui même aurait apprécié...
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