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1 mars 2007 4 01 /03 /mars /2007 07:07

Le retour sur Santiago permettra de revenir sur l'histoire émouvante du Chili. Nous retrouverons les lieux célèbres où la dictature a sévi. Ce type de pélerinage redonne de la vigueur aux idéaux défaillants de gauche. Cette histoire vraie aussi... 


Il suffit parfois d’une histoire simple, quelques jours avant Noël, pour qu’un sentiment profond de révolte vous envahisse. Pas une affaire du siècle. Pas un scandale politico-financier. Pas un texte abscons venu de je ne sais pas quel ministre désireux de restreindre nos libertés. Non, une histoire de la vie quotidienne. Surtout pas un roman photo. Surtout pas une aventure scabreuse de star. Evidemment pas un sujet qui passionnerait Fogiel ou Delarue. Non, une histoire à côté de laquelle vous êtes passés sans même le savoir. Peu de monde l’a pourtant vécue. Peu de gens vous en parleront. Cette histoire sera celle de Loulou. Elle vous aidera à apprécier les fêtes de fin d’année et surtout, en vous la contant, je soulagerai ma conscience.

 Dans mon enfance, à Sadirac, j’ai côtoyé sur les bancs de la communale des filles et des garçons avec lesquels je demeure lié par cette forte fraternité que générait le partage des dures réalités d’un village. Je les aime tous car je suis en mesure d’apprécier le chemin qu’ils ont parcouru. Ils nourrissent mes souvenirs. Ils m’offrent cet extraordinaire privilège du miroir de ma propre vie. Chaque fois que l’une ou l’un d’entre eux vient frapper à ma porte, je fais tout ce que je peux pour répondre à son attente. Le Sadirac de ces années 50 ayant constitué le creuset de mon enfance abritait quelques familles de ceux que l’on appelait les " domestiques agricoles ", des familles nombreuses, très pauvres vivant de " prix faits " ou de salaires misérables dans des maisons d’un autre âge. Mes grands-pères italien et français avaient connu ce statut, ces conditions de vie, dont on fait semblant de croire qu’elles n’existent plus pour ne pas tuer notre indifférence réconfortante.

Loulou était de ces gens humbles auxquels l’école, malgré tous ses efforts, n’avait inculqué que des rudiments d’un savoir trop abstrait pour eux. Chez lui, il n’avait connu que la rudesse, la démerde, la rareté de la nourriture et surtout les ravages de l’alcoolisme. Mais j’aimais bien Loulou, comme ses frères, car ils avaient, par douceur, par vaillance, par volonté de ne pas reproduire le malheur qui les avait environnés, fini par se hisser au-dessus du niveau social où ils étaient enlisés.

UNE SOLITUDE MORALE ABSOLUE

De la terre, qu’il avait grattée pour essayer d’en tirer quelques menus revenus, il avait fini par partir vers le statut d’ouvrier dans une usine de papier goudronné. Des conditions de travail désastreuses, un salaire misérable, mais une vie honnête, droite, agrémentée de boulots supplémentaires pour tenter de subsister. La mort de sa fille, le départ de sa femme invalide vers la maison de retraite, l’avaient plongé dans une solitude absolue, dans une maison d’un autre âge, dans ce hameau étriqué, théâtre de toute son existence. Le soutien des élus sadiracais via le Centre Communal d’Action Sociale ne changeait rien à une réalité quotidienne sur laquelle je ne peux pas écrire, tant elle paraîtrait exagérée dans sa précarité. Il passait sa retraite dans une sorte de moyen âge social, lié aux efforts financiers à faire pour subvenir au coût de la pension pour son épouse et au fait que la gestion d’un logement, même modeste, n’appartenait pas à son savoir-faire. Loulou a perdu pied, il est tombé malade " dans sa tête ", craignant de mourir empoisonné.

 

Evidemment, il venait le plus souvent possible (pas de permis de conduire) voir sa femme à Créon. Gentil, souriant, poli en diable, chaque fois que je le croisais dans les couloirs de la maison de retraite, il me saluait, me mettant au supplice en me montrant crainte, respect, déférence alors que je hais cette attitude, que je ne mérite absolument pas, de la part de quelqu’un qui a toujours eu beaucoup plus de mérite que moi. Impossible pourtant de modifier ce comportement. Loulou avait oublié mon chemin parallèle au sien…J’étais pour lui, irrémédiablement, " Monsieur Darmian ". Il le voulait. A moi de respecter son choix.


L’USINE A MALADE
 

Il y a une quinzaine de jours, dans sa masure glaciale, Loulou a sombré. Il a fallu l’hospitaliser d’urgence pour un problème pulmonaire. Seul, irrémédiablement seul, Loulou est parti vers " l’usine à malades " où, techniquement, on a essayé de lui redonner espoir et un brin de santé. Les fêtes approchant, les consignes sont strictes dans les hôpitaux : moins de personnel donc moins de malades ! Loulou a donc été réexpédié vers ce que les médecins appelaient son " domicile ". Il est donc retourné à son taudis, car nul n’a pu ni surtout voulu lui dénicher une place dans une maison de repos ou ailleurs. On avait réussi à libérer un lit avant les fêtes. La suite, pour reprendre une formule célèbre "  ne nous regarde pas ! ". Le rendement de " l’usine à malades " était conforme aux prescriptions des gestionnaires. Le déficit de la sécurité sociale se comblait d’un milliardième de grain de sable !

 

Loulou s’est donc retrouvé alité, seul chez lui, sans chauffage, avec un suivi médico social aussi large que possible, mais insuffisant, et toujours personne pour lui donner à manger, le soutenir moralement et physiquement. Il était réputé autonome et guéri !


EVENEMENT SIMPLE

Mercredi matin j’ai été alerté sur son sort par une amie, élue sadiracaise, émue par cette situation. Aussitôt, grâce à la compréhension de la directrice de la Maison de retraite de Créon, en quelques minutes, j’ai trouvé un lit. Vite, vite, quelques personnes ont cherché à convaincre Loulou qu’il serait mieux près de sa femme, à Créon, au chaud. En fin d’après-midi, on avait réussi à l’installer à l’abri. J’étais heureux, sincèrement heureux de l’avoir sorti de sa condition sordide. Il a bien mangé mercredi soir. Un autre plaisir pour moi. C’est ce genre d’événement simple qui me redonne le moral quand toutes mes certitudes se fissurent.

 

Hier matin, vers 11 heures, le téléphone a sonné dans la mairie. Loulou est décédé brutalement dans les bras de l’infirmière qui faisait sa toilette. J’ai eu envie de pleurer, mais ça ne se fait pas dans un bureau de Maire.

Loulou avait connu 20 heures de bonheur. 20 heures de réconfort apportées par une société qu’il respectait tant. 20 heures dans une vie, où il avait peut-être eu, enfin, l’impression qu’il ne gênait pas les autres par sa seule présence en ce monde. 20 heures pour découvrir qu’il méritait autre chose que l’indifférence, l’oubli, la tristesse. 20 heures volées au déficit de la sécurité sociale.

20 heures : c’est beaucoup trop court pour me donner bonne conscience !

Bonnes fêtes de fin d’année aux autres, à tous ceux qui se sentent écorchés par un écho politique qui leur déplait, par une broutille de cette vie publique qui leur plait tant. Bonnes fêtes à ceux qui font des ratios, qui réduisent l'impôt sur la fortune, qui refont les tranches d'impôts sur le revenu en se présentant comme des "gestionnaires". Bonnes fêtes à celles et ceux qui vont percevoir les dividendes de leurs actions en bourse...

Je leur offre ces 20 heures de la vie de Loulou comme cadeau de fin d’année. Et croyez-moi, il ne peut pas y avoir de plus beau présent…

Mais je déblogue… 

Chronique écrite le 22 décembre 2005

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