La vie finit par persuader les femmes et les hommes d'action que, s'ils ont un père ou une mère biologiques, ils doivent toujours beaucoup de leur parcours personnel à d'autres « pères » ou d'autres « mères » dont ils ont croisé la route. Il fut une époque où ces paternités étaient portées par des « maîtres » au sens noble du mot ; mieux, souvent ce furent des « instituteurs », l'une des plus belles professions du siècle écoulé, jusqu'au moment où, par opportunisme politique, Claude Allègre réussit à persuader Lionel Jospin de l'oublier, en transformant l'instituteur en « professeur ». Tous ceux qui ont dépassé la cinquantaine ont en mémoire le visage, les manies ou l'investissement humain qu'a eu , à un moment donné un(e) instituteur(trice). Beaucoup ne marquent pas l'avenir, mais il en est parfois un(e) qui demeure dans l'esprit, car il ou elle a joué un rôle décisif dans une trajectoire personnelle. C'est par un décret du... 12 décembre 1792 que la fonction avait été créée pour éliminer les notions de « maître » et de « maîtresse » d' école ! Tout un symbole, qui a bel et bien été oublié, au profit de la notion de grades, permettant en fait de mieux maîtriser un système qui avait reposé, durant plus d'un siècle, essentiellement sur l'émancipation des femmes et des hommes en devenir, par, d'abord « l'instruction publique », puis par « l'éducation ».
Ces « fonctionnaires », que nul n'aurait songé à exterminer au nom d'une gestion financière de leur existence, jouaient un rôle clé dans le système démocratique, avant d'être ravalés au rang d'outils passifs d'une politique inégalitaire. Ils sont morts au champ d'honneur, et d'ici quelques années, les derniers spécimens auront totalement disparu du paysage institutionnel. En ce jour de Toussaint, jour de joie, où la religion dominante invite à fêter les morts, on pourrait proposer de déposer des chrysanthèmes (combien d'entre eux aimaient ajouter ce mot pervers dans une dictée de certificat d'études...) devant le lieu où ils avaient acquis le sens de leur mission. Les écoles normales mériteraient d'être fleuries, comme le sont les tombeaux des illusions perdues. Leur mort, décrétée en raison de l'incapacité matérielle à reconnaître un statut amélioré aux « instituteurs » en raison des équivalences de la fonction publique, a scellé le sort de l'école publique et laïque. Elles resteront pourtant dans nos mémoires, comme ayant été le creuset d'une certaine idée d'un métier exigeant..., autre chose que des diplômes aussi brillants soient-ils ! Or demain, même si les salaires progressent (primes au mérite), la reconnaissance de la valeur d'un métier va se dégrader considérablement, se banalisant à l'extrême, pour devenir l'équivalent d'un gardien de prison ou d'un adjudant de base aérienne. Le fameux SMA (Service minimum d'accueil) sera testé le 20 novembre, et décidera, en fait, de l'avenir de l'école publique dans notre pays. Enjeu : la disparition définitive du statut d'instituteur, c'est-à-dire de celui qui a qualité pour instruire, éduquer et former. Cette journée comptera véritablement dans l'histoire de la République.
Que dirait-on si pour suppléer, par exemple, un pilote d'avion de ligne, un service minimum d'accueil des passagers prétendait lui substituer... le chauffeur de la balayeuse municipale, au prétexte que le service doit continuer ? Mais que n'entendrait-on pas dans l'opinion dominante si, en cas « d'absence imprévisible » ou de « grève » on avait à la place d'un aiguilleur du ciel, un responsable de la voirie d'une commune ? Mais quel tollé provoquerait, un jour de non-fonctionnement des TGV, un service minimum qui mettrait dans le poste de pilotage un chauffeur poids lourds, au prétexte qu'il faut satisfaire les voyageurs ? Depuis la disparition du métier d'instituteur, on en est arrivé à admettre que la cantinière ou une mère de famille est susceptible de s'occuper des enfants en lieu et place de celui qui est sensé avoir la formation technique pour assumer ce rôle ! La sécurité morale et matérielle des enfants serait-elle moins importante que celles des adultes empruntant un RER ou un avion de ligne ? C'est probablement parce qu'il n'y a plus de « formation professionnelle spécifique » en un lieu identifiable (il existe bien une école de la magistrature, une école de la police, une école de la gendarmerie, une école de l'air, une école des impôts, une école de conduite...) comme ce fut le cas durant un siècle, que cette situation peut se banaliser.
UN AVEU DE DESTRUCTION PROGRAMMEE
La dilution d'un métier dans une nébuleuse universitaire multipolaire n'a en rien favorisé... le maintien de la solidarité indispensable entre les niveaux d'enseignement, et elle a même démultiplié les différences.
Désormais, Xavier Darcos a décidé d'accentuer ce démantèlement, en « rasant » les IUFM et en renforçant ainsi les références collectives pouvant encore partiellement exister. Il va ensuite détruire tout le tissu associatif périscolaire laïque, en supprimant les aides encore en place, pour déstructurer un ensemble dont, idéologiquement, la droite veut la peau ! Patrick Devedjian, dans une lettre aux militants UMP, en crie presque victoire prématurément.
« Leur combat est un combat d'arrière-garde » explique le secrétaire de l'UMP qui ajoute : « en effet depuis près de quarante ans tous les gouvernements qu'ils soient de droite ou de gauche ont reculé devant les manifestations d'humeur ... nous ne reculerons pas, car l'éducation est un pilier essentiel du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy. Nous ne reculerons pas, car nous connaissons la force de votre soutien et la détermination que vous avez... pour replacer vos enfants (NDLR : sont-ils majoritairement dans les établissements publics spoliés) sur les rails de l'apprentissage des valeurs fondamentales et de la réussite », comme si ça n'avait pas été la volonté de... tous les instituteurs durant un siècle. Rares sont les voix qui se sont élevées contre ce saccage méticuleux du système éducatif, au nom de son manque d'efficacité. Rares sont les voix qui ont protesté contre la suppression des écoles normales, avec leur fort volet de formation professionnelle. Rares sont celles et ceux qui ont osé effectuer quelques rapprochements historiques significatifs. Et pourtant...
MIEUX QUE VICHY
La loi Guizot du 28 juin 1833 obligeait chaque département à avoir une école normale de garçons, précisant que (article 11) : « tout département serait tenu d'entretenir une école normale primaire, soit par lui-même, soit en se réunissant à un ou plusieurs départements voisins. Les conseils généraux délibéreront sur les moyens d'assurer l'entretien des écoles normales primaires. Ils délibéreront également sur la réunion de plusieurs départements pour l'entretien d'une école normale. Cette réunion devra être autorisée par ordonnance royale ».
La seconde République, se méfiant des écoles normales, soupçonnées de « favoriser le...socialisme » avait entamé leur reconversion. L'article 35 de la loi Falloux de 1850, s'il continuait à obliger les départements à assurer le recrutement des élèves-maîtres, laissait le choix entre l'école normale et de simples écoles primaires, dédiées à cet effet. Il disposait également que les écoles normales pourraient être supprimées par le ministre de l'instruction publique, idée dont s'empara le régime de Vichy, par le décret du 15 août 1941, pour supprimer les écoles normales primaires, auxquelles il avait substitué des instituts de formation professionnelle (tiens donc), dont l'enseignement théorique était extrêmement réduit.
Comme ce fut le cas pour moi, les futurs instituteurs étaient, après la Libération, recrutés jeunes (16 ans en général) et préparaient le baccalauréat à l'école normale. Cette modalité s'accompagnait d' un extraordinaire bienfait : permettre à des enfants du peuple, admis après concours, c'est-à-dire au... mérite, d'obtenir le droit de poursuivre gratuitement leurs études, alors qu'ils auraient été, sans elle, dans l'impossibilité matérielle de le faire. Moyennant un engagement de 10 ans à servir la République, qui leur assurait une « montée » dans l'ascenseur social, ils accédaient à cette fonction publique, désormais accusée de tous les maux !
Il se trouve que ce soir, nous nous retrouverons, à cinq d'une promotion 63-68 de feue l'Ecole Normale de la Gironde. L'un est très haut fonctionnaire de l'Etat ; un autre est directeur d'hôpital, maire et conseiller général ; un autre, directeur général adjoint des services de l'un des plus grands départements de France ; un autre, maire et conseiller général ; un autre, marié avec une sénatrice... après une simple carrière d'instituteur. Ce sont certainement, plus que des résultats scolaires jugés de manière variable par les "destructeurs" ou les "reconstructeurs" de l'enseignement public, les vraies raisons de certaines mesures actuelles ou passées.
Mon plaisir sera immense, car ces retrouvailles illustreront à merveille ce que ce système éducatif, abusivement condamné au nom de son manque d'efficience, a apporté à des enfants d'ouvriers, de petits fonctionnaires, d'artisans de campagne ou d'agriculteurs. Un demi-siècle plus tard, jamais ma nostalgie n'aura été aussi forte. La table devrait parler pour nous. Nous irons, solidairement, porter des chrysanthèmes sur un tombeau ouvert afin de recevoir les cendres d'une école, lentement mais inexorablement massacrée depuis quarante ans.
Mais je déblogue...