C’est fait Laurent Fabius vient d’officialiser sa candidature comme " présidentiable " du Parti socialiste. Il n’y a aucune surprise, sauf pour quelques personnes généralement bien informées, qui avaient annoncé autour d’une table que Fabius n’irait pas au bout de sa démarche, et qu’il laisserait la voie libre à Lionel Jospin… La semaine écoulée aura totalement démenti ces affirmations, mais le doute a bel et bien était semé dans des esprits fragilisés dans leur engagement. Il ne reste plus demain à Jack Lang qu’à ne pas renoncer au dernier moment comme il a l’habitude de le faire. Il a imploré qu’on lui donne quelques signatures du conseil national afin qu’il puisse au moins avoir le choix entre une présence symbolique et un retrait négociable.
Il faut donc attendre ! Il y aura néanmoins 3 ou 4 bulletins de vote sur la table des sections socialistes le 16 novembre, et l’enjeu résidera immédiatement sur la tenue ou non d’un second tour. C’est devenu l’objectif essentiel de son fan club : éviter à tout prix un duel qui mettrait en évidence la fracture entre le résultat des sondages et celui, incontestable, obtenu auprès des militants. Tout l’appareil national va s’évertuer désormais à éviter cette fracture, afin de préserver son propre rôle après les échéances électorales, car un mauvais score d’un camp ou un bon de l’autre augureraient d’un congrès dangereux à bien des égards.
Laurent Fabius, et je l’ai déjà écrit à de nombreuses reprises, n’a pas appartenu durant 25 ans au monde de mes favoris politiques. Je ne l’ai pas rejoint par ambition ou par calcul (j’en ai maintes preuves) mais par pure conviction, née dans une rencontre bien antérieure au référendum sur le traité constitutionnel européen. Grâce à… Gilles Savary qui m’avait fait inviter, je me suis, en effet, retrouvé avec neuf autres élus locaux, au siège national du PS à Paris, pour deux heures de " plateau repas ". J’avoue avoir été très stressé de m’exprimer devant un président de conseil général (Haute Garonne), des maires de grandes villes (Montpellier, Maubeuge), des députés médiatiques (Bartolone, Weber…), alors que je ne représentais rien du tout, et surtout, je ne pouvais pas imaginer un seul instant les suites de cet entretien.
La majorité des dix présents n’avait effectué à cet époque aucun acte d’allégeance à leur hôte. La démarche m’a interpellé, surtout lorsque j’ai entendu un propos liminaire formulé ainsi : " je vous ai demandé de venir pour que vous me disiez, le plus franchement possible, quelles sont vos préoccupations, quelles sont celles des gens que vous rencontrez tous les jours. Je n’ai que des questions à vous poser. Je ne ferai qu’écouter vos réponses et vos propositions. N’attendez pas de moi la moindre certitude car je n’en ai plus après l’échec que nous venons de connaître. Allez-y…Qui commence ? ".
UN TOUR DE TABLE SANS CONCESSION
Au fil des cases du plateau repas, a été organisé un tour de table, véritablement sans concession, sur le 21 avril : abandon des valeurs de Gauche, éloignement des vraies préoccupations concrètes des Français, manque de proximité entre les " grands élus " et les électeurs, perte des repères électoraux pour les gens de Gauche… J’ai le souvenir d’une intervention particulièrement musclée sur l’insécurité de Rémi Pauvros, Maire de Maubeuge et Vice-président du Conseil Général du Nord, et une autre également sans concession d’Hélène Mandroux, qui deviendra après les élections régionales Maire de Montpellier. Personne n’avait épargné l’organisateur de ce déjeuner débat ! J’ai osé, pour ma part, une contribution sur l’importance du logement et du pouvoir d’achat à partir des constats effectués chaque semaine dans ma permanence libre du mercredi matin.
Laurent Fabius a interrogé les uns, puis les autres. Il n’a jamais ajouté un commentaire. Il s’est contenté de prendre avidement des notes… Vers 15 h (questions d’actualité à l’assemblée obligent) il nous a quittés, après nous avoir indiqué simplement qu’il doutait des orientations politiques qui avaient été les siennes et celles du gouvernement Jospin. " Nous devons reconstruire et renouer des liens forts avec notre électorat de base. Or, c’est par les élus locaux que passera cette reconstruction. J’ai besoin de vous pour y parvenir… " C’était la première fois que je le rencontrais physiquement. Le groupe s’est dispersé et je n’ai jamais revu les élus (en dehors de Claude Bartolone) qui le constituaient. En au moins trois autres occasions, j’ai en revanche pu dialoguer directement avec celui que j’imaginais distant, sûr de lui, peu enclin à l’écoute ou au doute. Lentement, je me suis construit une autre opinion sur lui.
Chaque fois, il a renforcé l’impression première que j’avais eue : il avait, lui aussi, pris une claque monumentale le soir du 21 avril 2002. Mais, à la différence de bien d’autres, il n’a pas fait porter l’échec sur le dos de ces Françaises et Français incapables de voter intelligemment. Il a acquis, peu à peu, l’intime conviction que ce n’étaient pas les femmes et les hommes socialistes que les électrices et les électeurs avaient repoussé, mais le décalage entre leurs actes avec leurs promesses.
SES POSITIONS EN ACCORD AVEC SON NIVEAU DE REFLEXION
Je n’ai donc pas été étonné quand il a pris position pour le non au Traité constitutionnel européen, car il mettait simplement ses positions en accord avec son niveau de réflexion. Il a été vilipendé, chahuté, décrié et n’a tiré aucun bénéfice, en termes de popularité, de cette première prise de position en accord avec son souhait de rassembler la Gauche. Et d’ailleurs, je n’aurais pas eu un avis personnel différent de celui que j’ai pris, même si Fabius avait approuvé le texte. On a d’ailleurs vite décidé de lui faire payer sa position jugée hérétique, bien qu’elle ait été validée par le résultat du référendum.
Tous ces faits cumulés ont renforcé ma confiance dans sa sincérité, car j’ai tellement vu de mentors échanger leurs convictions pour un plat de lentilles spéciales " ambition ", que je ne doute plus de sa sincérité. Il lutte avec constance et sérénité pour démontrer qu’il a évolué à contre-courant, ce qui n’est pas commun, car il a tiré les enseignements du 21 avril et du 19 mai
En effet, alors que tous les autres tendent vers une " social démocratie blairisante ", il prône le rassemblement de ces forces de gauche qui s’épuisent… à lui casser du sucre sur le dos ! Paradoxe extraordinaire d’un homme d’Etat jugé comme " social traître " par une partie de son camp, et " social opportuniste " par ses partenaires, et qui continue à vouloir défendre malgré tout une ligne unitaire. Son courage politique de restituer aux idées leur valeur m’a séduit, car la facilité aurait été de s’aligner sur l’opinion dominante, calquée sur les sondages.
Pourquoi, s’il n’est pas sincère, défend-il le principe de la carte scolaire alors que l’on sait bien que les classes moyennes y sont opposées ? Pourquoi insiste-t-il sur la laïcité, alors que cette valeur n’atteint pas des sommets de popularité en raison de la montée des communautarismes ? Pourquoi lui, le bourgeois décrié (mais ses concurrents sont-ils des fils d’ouvriers ?) se préoccuperait-il du pouvoir d’achat des travailleurs, alors que les patrons sont supposés être ses protégés ? Pourquoi se mettrait-il a exiger une Europe sociale, environnementale, alors que la tendance est plutôt à fermer les yeux sur les dangers de l’extension de son territoire ? Ses convictions sont simplement les miennes, et j’en oublie sa personne.
LE CHANGEMENT NE PEUT VENIR QUE DE LA GAUCHE
Autant de prises de position résumées, hier, dans son texte de déclaration de candidature, dont j’approuve chaque mot : " J’ai décidé, si les militantes et les militants socialistes le veulent, d’être candidat à la Présidence de la République. J’ai pris cette décision parce que la France a besoin de changement. Parce que le changement ne peut venir que de la gauche, de la gauche rassemblée autour d’un projet novateur.
Le projet socialiste que je porterai comprendra d’abord l’amélioration du pouvoir d’achat, en particulier par l’augmentation du Smic, des salaires et des retraites. J’engagerai un effort massif pour l’emploi - qui implique des entreprises dynamiques - ; un effort pour l’éducation, la formation et la recherche ; un effort pour le logement et la santé. Avec le nouveau gouvernement qui sera constitué et qui sera composé à égalité de femmes et d’hommes, j’avancerai vers une République parlementaire nouvelle, organisant une vraie responsabilité politique, défendant les services publics et tenant bon sur le terrain de la laïcité. Enfin, je me mobiliserai pour relancer et réorienter la construction européenne sur le plan social, sur le plan économique, sur le plan écologique face à la mondialisation et en respectant, bien sûr, les résultats du dernier référendum. Dans ce monde nouveau et rude, la tâche ne sera pas facile. Mais j’ai confiance. J’ai confiance parce que la France, ce pays magnifique et que j’aime, porte en elle des ressources puissantes. J’ai confiance parce que je me suis préparé pour cette tâche. J’ai confiance parce que je sais que la majorité des Français, en particulier les jeunes, ne veulent pas d’une société brutale et précaire que leur prépare Monsieur Sarkozy, mais qu’ils veulent comme nous une France forte, une France juste, une France sûre, une France solidaire : une France forte parce que solidaire ".
J’y retrouve mes préoccupations quotidiennes. Et je connais votre objection : pourquoi ne l’a-t-il pas mis en œuvre quand il était au pouvoir ? Peut-être parce que la politique n’est pas aussi simple sur les estrades que dans les bureaux des Ministères ? Peut-être parce que l’on peut se fixer des objectifs sans pouvoir les atteindre ? Peut-être aussi parce que la première qualité que doit avoir un vrai homme d’Etat c’est sa capacité à tirer les leçons des ses échecs et à ne pas trop se vanter de ses réussites, quand elles figuraient parmi ses promesses ? Peut-être que l’on devient mal voyant de la réalité sociale quand on est entouré de "conseillers en complots" et pas de "conseillers en actions" ? Après tout, ce n’est qu’une question d’intime conviction.
Et la mienne est faite… car pour ma part je suis de ceux qui soutiendont clairement et sans arrières-pensées le Fabius génétiquement modifié ! Un choix que j'assume, et je n'ai donc pas l'intention de raser les murs honteusement.
Mais je déblogue…
J’ai bien du mal à me concentrer sur l’évolution de la campagne interne du parti socialiste, même si je crois sincèrement que nous n’avons encore rien vu tant l’ambiance devient détestable. Impossible d’exprimer un avis divergeant de ce qui doit être l’opinion dominante. La résistance mollit et les ralliements se succèdent, histoire de démontrer qu’entre les convictions et les ambitions il existe les petits arrangements entre amis.
Il y a pourtant des combats à mener, quel qu’en soit l’issue, afin de ne pas se noyer dans la masse et résister au nom de principes qui n'ont jamais été honteux. Le passage récurrent de l’ouragan des sondages lessive les consciences, la montée d’une forme d’intolérance transforme toute critique en crime de lèse-majesté, la " ringardisation " du concept de la gauche se profile, au profit d’une " pipolisation " permanente des idées. Tout conduit inévitablement à un résultat certes respectable, qui placera ceux qui l’auront voulu face à de lourdes responsabilités. J'ai beaucoup de mal à supporter ce contexte qui transforme tout porteur d'une autre philosophie en suspect potentiel. Dans ce cas le recul puis parfois la fuite permettent de se préserver.
SE LAVER L’ESPRIT
Alors, ce matin, j’ai donc décidé de me changer les idées. Et, franchement, je ne connais pas meilleur moyen de se laver l’esprit que d’aller, seul, parcourir les sous-bois à la recherche des cèpes. Cette quête, ancrée dans ma vie depuis que je sais marcher, constitue beaucoup plus qu’un acte cupide destiné à accumuler des kilogrammes de nourriture dans un congélateur. Il s’agit d’une démarche authentiquement rituelle qui révèle justement la véritable personnalité des femmes et des hommes qui la pratiquent. Il n’y a pas, en effet, de test plus efficace que celui consistant à lâcher dans une forêt un amateur de champignons. En l’observant quelques minutes, on sait de suite ce que l’on peut attendre de lui. L’avidité au gain transparaît vite, le goût du secret aussi, la solidité de sa solidarité également, son sens du partage se révèle, son respect pour les autres se niche dans sa manière de cueillir les cèpes, et son émotivité peut même s’exprimer dans une rencontre avec un bolet de qualité… Un homme qui reste totalement insensible face à une pousse collective de têtes noires ne sera jamais un ami fidèle, car il n’a aucun sens de la beauté de la vie.
Je suis par ailleurs formel sur ce sujet : le ramasseur de cèpes, en Entre Deux Mers, appartient en effet à l’aristocratie du genre. Il a des habitudes de plus en plus rares, qui sont issues de la typologie forestière très diversifiée, nécessitant un long apprentissage. Nul ne peut prétendre, en Créonnais, s’arrêter au hasard au bord d’une route, entrer sous des frondaisons et ressortir avec une récolte pléthorique comme dans d’autres départements. Ici tout se mérite et appartient à une culture du milieu, de ses particularismes et plus encore de la capacité à analyser plusieurs paramètres.
CATEGORIES ET CARACTERES DIFFERENTS
On trouve donc parmi les chercheurs de cèpes, comme dans la vie publique, des catégories et des caractères différents. Il y a, par exemple, les sentinelles d’alerte. En général, ce sont des inactifs, vivant de bric et de broc, des retraités discrets aux revenus modestes, ou de véritables passionnés très engagés dans leur passe-temps. Ils ont un comportement similaire aux commandos parachutés en territoire ennemi. En général, ils ne sont que des ombres furtives que l’on voit quitter dès potron-minet leur domicile pour entrer dans un royaume dont ils connaissent les moindres repères. Ils possèdent un sixième sens, celui d’effectuer une synthèse de plusieurs paramètres (climat, lunaison, exposition…) qui leur permet de dénicher les premières pousses.
Chaque village, chaque hameau d'Entre Deux Mers possède ses découvreurs annuels dont les troupes moins libres professionnellement épient les faits et gestes. Ils savent que plusieurs sorties de ces spécialistes signifient que la ruée vers l’or noir sera rapidement engagée. Dès le lendemain, on retrouvera le second cercle, qui grâce à ses services secrets a obtenu des renseignements précieux ou tente d’échafauder : type de pousse (noir ou roux), généralités sur les hébergements (Châtaigniers ? Charmes ? Chênes ?) définition du lieu des trouvailles (Lisière ? Bordure de ruisseaux, Clairière ?). Ces ramasseurs émérites filent donc, dès qu’ils ont une minute, vers leurs fameux " replats ". Ils se les transmettent parfois de génération en génération, et sont réputés adaptés aux circonstances particulières d’une époque.
AMOUREUX DE LA QUALITE
Ces gens de conviction sont des amoureux de la qualité, mais pas toujours de la quantité. Leur première satisfaction leur vient de la vérification de leur savoir faire. Il n’ y a rien de plus déprimant pour eux que de constater que leur science du cèpe a été prise en défaut en ne trouvant pas la pousse attendue dans un lieu connu d’eux seuls. En revanche, une jubilation intime les envahit quand ils se retrouvent face à la récolte espérée. Ils prennent leur temps pour les cueillir. Ils ne bougent surtout pas durant une poignée de secondes pour bien repérer le terrain avant d’entrer en terre promise, et bien mesurer l’importance du trésor. Ils respectent un silence religieux même si leur meilleur ami est à quelques mètres de là. Celle ou celui qui n’a jamais vécu cette sensation ne saurait appartenir à la caste des authentiques chercheurs de cèpes. Les instants sont magiques. Ils ne se partagent pas, et surtout ils se renouvellent à chaque découverte de ce type.
Il arrive ensuite dans les bois la troisième vague, celle des exploiteurs. Eux tablent toute leur stratégie sur celle du marathonien. Ils ne se posent pas de questions et arpentent les forêts pour racler tout ce qui y pousse afin de vendre leur cueillette. Ce sont eux qui ont creusé la tombe des cèpes, car ils s’apparentent aux stakhanovistes qui détruisaient, par leur soif de productivité, leur propre ressource. Peu de respect pour les sous-bois, destruction des champignons jugés parfois non comestibles par ignorance, interpellations bruyantes, révulsent les aristocrates de la recherche. Il gâche le plaisir des autres, illustrant les défauts actuels du système social : le profit et l’inculture prennent le pas sur la passion et le respect d’un art de vivre. Ils ne visent que la quantité, pour pouvoir, au bureau ou sur un chantier, éclabousser les copains de leur classe supposée.
LE SYNDROME DE ROBINSON CRUSOE
Partir un matin de bonne heure vers un endroit connu constitue en tous cas le bonheur parfait. Il doit être identique à celui qu’éprouvaient les marins en quittant le port pour une destination lointaine. C’est du moins ce que je ressens. Je romps les amarres avec un monde fait de certitudes, pour m’engager dans une aventure que je ne maîtrise pas. Entrer dans une forêt s’apparente en effet fortement à une sortie en mer. Je louvoie avec l’espoir de trouver un vent favorable. Je doute de mes analyses sur la route à prendre. Je m’émerveille d’une trouvaille exceptionnelle sur une " plage " de lierre, de feuilles sèches ou de mousse. Je ressors trempé mais heureux d’un périple aux objectifs incertains. Je suis fier, quoiqu’il arrive, du résultat, car je suis le seul à en porter la responsabilité. Je n’ai été, durant ma quête, tributaire d’aucun autre paramètre que mes propres décisions. Plus de pression extérieure. Plus d'interférence de concurrence. Plus de miroir pour déformer un raté ou minimiser une réussite.
Quand j’étais gamin, dans mes escapades dans les bois sadiracais, j’avais le sentiment de partager la vie de Robinson Crusoe : je devais trouver les bonnes solutions pour me procurer ma nourriture, et inévitablement j’envisageais de m’installer dans cette cabane dont rêvent tous les gosses libres. J’étais persuadé qu’en me retirant du monde des adultes, j’aurais la capacité de vivre dans les bois en parfaite autarcie. J’ai retrouvé ce syndrome qui n’a que rarement un sens pour les autres.
Ce matin, j’avais besoin de cette interruption momentanée des images habituelles, indépendantes de ma volonté. Durant trop peu de temps je ne devais plus rien à personne, et j’avais la certitude de la sincérité du milieu environnant. Je n’ai pas les moyens de la tentation de Venise, alors je me contente de celle des cèpes. Et faites-moi la grâce de me croire : le bonheur n’est pas que dans le pré, il est aussi dans les sous-bois !
Mais je déblogue…